Les Inrocks >10/09/2003 au 16/09/2003 > Bouvet interviewé par Serge Kaganski & Jean-Baptiste Morain. Photo Christophe Beauregard.

 

 

Rencontre avec Jean-Christophe Bouvet, figure ultracélèbre grâce à Taxi 2. Mais il était aussi l’acteur fétiche de Jean-Claude Biette, le cinéaste récemment disparu, dont Saltimbank sort cette semaine

deux JCB, un JLG

Depuis le général Bertineau de Taxi (2 et 3) tout le monde connaît le visage de Jean-Christophe Bouvet. Pourtant, voilà près de trente ans que l’acteur était célébré par les aficionados des films de Jean-Claude Biette, Jean-Claude Guiguet, Paul Vecchiali ou Maurice Pialat (on se souvient de son interprétation du diable dans Sous le soleil de Satan). Dans un article de Libération paru en novembre 2002, Louis Skorecki n’a pas hésité à le qualifier de « plus grand acteur au monde ».
Qui est Bouvet ? A la fois un titi parisien et un jet-setteur, un intellectuel (il a fait des études de linguistique et de psychologie) et un comédien qui assume sans vergogne son narcissisme naturel. Bouvet, sorte de Jean-Pierre Léaud de la génération port-Nouvelle Vague, vient de tourner dans le prochain Godard, Notre Musique.
A l’occasion de la sortie en salle de l’ultime film de Jean-Claude Biette, Saltimbank, il nous a reçus chez lui.

A propos de Jean-Claude Biette - Je le connais depuis 1970. On est tout de suite devenus amis et on ne s’est plus quittés. Pendant trente ans, il est venu dîner ici une fois par semaine en moyenne. On inventait des historiettes ou des séries de jeux de mots dont on retrouve parfois des gragments dans ses films. Il aimait les phrases du langage vivant, très parlé. Il y a eu ici beaucoup de dîners parisiens, avec des gens de tous les azimuts. Il notait.
Dans ses relations et dans ses amis, Biette fonctionnait aussi par fragments. Moi, je représentais une facette de sa vie, la partie joyeuse et gaie (d’autres disaient la « partie nore »…) cachée de Biette. Il y a chez moi un côté « glamour, caviar sur mon champagne, Paris-New York-London », jet-set, qui l’amusait et l’intéressait énormément. Mais c’était un intellectuel austère. Dans ses films, au contraire, je lui reprochais de ne montrer que ma face la plus triste. Il faut dire que lui venait de la grande bourgeoisie parisienne. Son grand-père était un architecte très connu qui a construit trois pont à Paris (d’où le titre de son avant-dernier film Trois ponts sur la rivière ? - ndlr). Donc il n’en avait rien à foutre de la bourgeoisie. Alors qu’un petit-bourgeois comme moi était complètement fasciné par le pouvoir de la grand ebourgeoisie. On était différents, mais complémentaires.

Saltimbank - Sur ce film, j’étais à l’aise. Mon personnage est frivole, ne travaille pas, vit aux crochets de la banque et a des velléités d’artiste et d’intellectuel. Ce personnage cadre bien avec une partie de ma manière d’être dans la vie, qui est de ne pas prendre les choses au sérieux et de m’amuser avant tout. J’amène au personnage la dérision, la distance dans l’humour, par rapport à un sujet ou à des thèmes qui ont l’air un peu sombres, obscurs, sérieux.
Sur un tournage, Biette était quelqu’un de très discret, et de très précis : il tavaillait avec un story-board - ce qui surprend beaucoup de gens- et mettait en place de façon très précise. En ce qui me concerne, il n’y a pas eu de direction d’acteur parce qu’on se connaissait trop bien. Il aimait par exemple me filmer en train de monter dans une voiture ou d’en descendre parce qu’il savait que je faisais ça très bien et que j’aime ça (rires). Mais Biette ne me laissait pas faire ce que je voulais, improviser comme Guiguet le fait dans Les Passagers. Je ne pouvais pas vraiment toucher à ses dialogues. Il fait partie de ces réalisateurs qui créent le climat à travers leur façon d’être sur le plateau. Quand on rentre dans un film de ces gens-là, on est déjà dans une bulle qui est leur univers. En voyant Saltimbank pour la première fois, je me suis dit, comme d’habitude : « C’est toujours aussi martien« . Mais il y a des moments magiques, et puis cette écriture qui est séduisante, jubilatoire.

Godard - Quand il m’a appelé, j’étais au bord de l’infarctus. Pour moi, c’est une consécration. Je me sui dit : « Après ça, qu’est-ce que je vais faire ? Qu’est-ce que je vais devenir ? Ma vie est terminée » (rires). Godard est venu ici. Il a tout regardé, tout passé au laser. J’étais terrorisé. Le tournage s’est bien passé. Anne-Marie Miéville, la compagne de Godard, était là. Ils sont émouvants tous les deux, ils sont comme un couple d’amoureux, ils se tiennent par la main, et quand Godard s’énerve un peu, elle lui masse le crâne… et il se calme. Comme Biette, Godard veut rencontrer avant tout des personnages, des individus. La comédie ne rentre pas en ligne de compte. Il demande aux comédiens d’être là et de simplement dire le texte qu’ils ont à dire sans se poser d’autres questions. Il n’y a pas d’idée de performance. Enfin, as far as I can understand (rires) ! Mais il ne met pas n’importe qui devant la caméra. Ceux qui sont choisis le sont pour une raison précise. Pareil pour les jeunes filles… (rires).

Taxi 2 et 3 - Quand j’ai fait Taxi 2, j’ai pensé que la famille de critiques qui m’appréciait allait dire : « Quest-ce que Bouvet va faire dans ce machin-là ? » Et pas du tout. La réaction a été très positive et ça m’a beaucoup touché. Je me suis dit : « Ils sont vraiment pas cons, ces gens-là » (rires). Aller faire un tour dans ce cinéma-là, ça fait partie de mon travail de comédien, et du sociologue et du linguiste que je suis par ailleurs. Ça m’excite. Et puis il y a un cinéma qu’on ne va pas forcément voir, mais qui est passionnant à faire. Ce n’est pas facile du tout. Le général Bertineau, c’est un vrai travail de composition ! On est dans une précision du jeu qui fait que le rire du spectateur va être déclenché ou non. On ne peu tpas triche. J’ai moi-même réalisé des films et des clips. Donc je sais jouer avec la lumière, la caméra. Quand je me vois à l’écran, je me dis : « Oh la la ! Mais quelle pute, mais c’est monstrueux ! » (rires). C’est aussi ce qu’on appelle le métier. Et je pense qu’inconsciemment le public sent ma jubilation, mon narcissisme, et aime ça.

Vedette célèb’ - Le fait que j’aime fréquenter des cinémas différents vient de ce que je suis un petit-bourgeois. Il n’y a rien de plus monstrueux que les petits-bourgeois ! Ce sont les gens qui sont au milieu et qui n’ont rien compris. Les gens qui ont le sens des réalités, ce sont les prolos et les grands bourgeois. Ils sont ce que je n’ai pas, moi. Les petits-bourgeois ont le cul entre deux chaises. Moi, ce qui m’intéresse, c’est de fuir cette appartenance-là et d’être dans ces extrêmes… avec les prolos et les grands bourgeois (rires) ! Quand je suis allé à Cannes, les gens venaient me demander des autographes, à moi, et non à Jeanne Balibar ou Jean-Marc Barr. J’adore ça. Je suis en plein dans le massif, le populaire, c’est jouissif ! On est dans le réel, là. Maintenant, j’aimerais faire le cinéma du milieu, de la petite bourgoisie, le cinéma de Téchiné ou d’Ozon. Je vous parie qu’avant la fin de ma carrière je serai « vedette célèb' » : on ne me demandera pas seulement des autographes, tout le monde connaîtra mon nom et m’appellera « monsieur Bouvet » (rires) !

Propos recueillis par Serge Kaganski et Jean-Baptiste Morain. Photo Christophe Beauregard