BOUVET est une vidéo de Valérie Mréjen

1997, 1 min 35, vidéo

Un personnage filmé de face prend des nouvelles d’un interlocuteur supposé à travers des formules d’usage (« Quoi de neuf, qu’est ce que tu deviens », etc.

A character filmed in a full-front shot asks another – merely hinted at – interlocutor how is he doing, using conventional ready-made phrases such as “What’s up? What have you been up to lately?” and so on.

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Bons plans

par Élisabeth Lebovici

Une tête sortie de nulle part, détourée, ovale comme un œuf sur l’écran noir, parle, admoneste et gourmande :

“ Alors, quoi de neuf ?
Qu’est-ce que tu deviens ?
Qu’est-ce que tu racontes ?
Qu’est-ce que tu fais de beau en ce moment ?
Qu’est-ce que tu racontes de beau ?
Tu ne fais rien d’extraordinaire?
Tu ne racontes rien?
Hein ?
T’as rien d’intéressant à dire?
T’as pas de projets?
Tu deviens rien?
T’es pas extraordinaire hein comme personne.
Tu fais rien d’exceptionnel en fait.
T’as rien à raconter.
T’as rien à dire même.
T’es vraiment une tache.
T’es vraiment pas grand chose.
Aucun intérêt.
Tu fais rien qui sorte de l’ordinaire.
Tu fais des choses banales en fait.
Il y a même plein de choses que tu fais qui sont nulles.
Non, vraiment là tu me déçois.
Je suis sûr que tu fais des choses triviales.
Je suis sûr que tu fais des choses plates, ennuyeuses, inintéressantes.
C’est petit.
Vraiment tu me dégoûtes.
T’as rien à raconter.
T’as rien à dire.
Minable.
Raclure.
Avorton.
J’en étais sûr.
Je sais pas pourquoi je te pose la question à chaque fois.”

Valérie Mréjen, “ Bouvet ”, 1997.

Bouvet, la première vidéo de Valérie Mréjen, en 1997, semble viser directement celui — celles ou ceux, le public devant l’écran du moniteur — qui le regarde, pour le tancer, l’engueuler, l’humilier dans un crescendo de violence un peu poussée, qui, à la limite, voudrait provoquer une réponse. Mais il n’y a pas de réponse et l’adresse, sous forme rhétorique de questions posées, affirme qu’il s’agit d’un discours de pouvoir et d’arrogance : “ t’as rien a dire, donc tais-toi ”. Cependant, tout discours de victoire ne la perd-il pas dans cette adresse brutale ? (cf. Le Dictateur). Comme lorsqu’il s’agit d’un discours électoral télévisé, en effet, cette parole ne s’entend pas frontalement. Elle se regarde d’abord. On la voit et dans ce regard-là, porté sur la parole, s’inscrit une distance. La bande-son peut bien émettre les insultes de plus en plus précises, que la bouche semble déverser, comme le ferait une fontaine — et d’ailleurs l’image de ce visage ressemble peut-être à une fontaine — le plan reste fixe. Sûr de lui, le torero agite tout seul son chiffon rouge de paroles, mais nul taureau ne se précipitera : la seule bataille qu’il livre, c’est à l’écran, pour l’écran, et donc au plan de l’écran.

Ce trait, ce thème, au sens musical du terme, de variations et de répétitions, me paraît lier le travail de Valérie Mréjen (née en 1969) à des sources à la fois artistiques et cinématographiques ; des filiations historiques qu’elle a fait siennes, pour mieux s’en échapper, et vagabonder à son aise dans ses propres histoires. Bruce Nauman, d’un côté, nous a montré que le Clown qui hurle “ NON ” dans ses installations ne sera jamais sauvé par nous, qu’il ait la tête à l’envers ou à l’endroit, et qu’un couple qui nous parle ne s’entend pas. L’œuvre (d’art) n’est pas relationnelle. Jean Eustache, d’un autre côté, faisant répéter, dans Une sale histoire, le même récit à la première personne par Jean-Noël Picq et Michael Lonsdale, deux personnages différents, introduit du jeu dans le je de la parole et banalise une aventure tout en la constituant comme unique. Le cinéma n’est pas sublimation. Trente ans plus tard, le travail de Nauman, (auquel elle ne se réfère pas) comme celui d’Eustache ou les premiers films de Chantal Akerman (auxquels elle se réfère) sont dûment répertoriés dans l’histoire des chefs d’œuvre.

Rien de plus lointain, cependant, du travail de Valérie Mréjen, que le ton un peu grandiloquent des assertions et des comparaisons ici proférées. L’originalité avance masquée sous les dehors aplanis d’une chronique ordinaire. Ses travaux manifestent des incidents à la fois anodins pour le spectateur et cataclysmiques pour les personnes qui les reçoivent, sans qu’aucun ne constitue une étude de cas, un mystère soluble dans un enchaînement causal psychologique ou une concordance sociologique. “ Les dialogues, ainsi, sont des événements qui se produisent exclusivement entre deux personnages en train de parler, ils ne sont pas adressés au spectateur comme c’est le cas habituellement (…) cela rend le dialogue pareil à la vie. C’est la vie que le spectateur est en train d’observer ”, une vie paradoxale, ici pareille à ce qu’énonce Gus Van Sant à propos du Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman (1).

Le langage est une suite de petits événements qui ne se passent pas bien. Par exemple, lorsqu’une mère chapitre sa fille adolescente : … “ Tu sais tu devrais faire un petit régime, tu commence à prendre du poids, c’est dommage, je te dis ça pour ton bien. Et puis tu devrais essayer de t’habiller un peu mieux, regarde-moi ça comment tu es fagotée, tu ne sais pas te mettre pas en valeur. Je te dis ça parce que je t’aime, parce que j’ai envie que tu sois jolie, que tu te sentes bien. ” …(Michèle et Aurore, 1997, 2’ avec Michèle Moretti et Aurore Mréjen). Ou qu’un jeune homme passe tout son temps à rabrouer sa partenaire pour une histoire de cacahouètes :… “ ah là là ! c’est pas vrai ! quelle incapable ! – tu peux m’aider s’il te plaît ! – oui ben, je sais pas, tu viens de dire que j’étais une incapable alors…- ffff… ça m’a échappé, je retire ce que j’ai dit, tu sais bien que je ne le pense pas – tu prends tout au pied de la lettre toi, hein imbécile… – bon allez, sers-toi, mauvaise tête! ”… (Anne et Manuel, 1998, 2’15” avec Anne Consigny et Manuel Mazaudier). Mais si elle lui laisse la parole, ça ne veut pas dire qu’il détient le pouvoir : acte de résistance passive.

On pourrait peut-être imputer cette rigueur dans l’absence de spectaculaire, à l’attitude que Valérie Mréjen a choisi pour tous ses travaux entre 1994, moment où elle sort de l’école des beaux-arts et 2004. Le format court, voire très court, caractérise en effet, aussi bien ses textes en prose que ses bandes vidéo, ses portraits filmés ou ses récits publiés. La preuve en est donnée au sein même de cet ouvrage, où peut par exemple tenir en x pages l’intégralité du dialogue de XXX ou de XXXX, saynète en vidéo évoquée ou même résumée correctement grâce à un, deux, trois ou quatre photogrammes reproduits. Le temps de chaque vidéo ne dépasse pas 4 minutes et trois secondes pour la plus longue durée et peut se réduire à 45 secondes. En ce qui concerne les 14 souvenirs évoqués, cinématographiquement, par différentes personnes dans les premiers Portraits filmés, leur durée totale se monte à 13 minutes trente (Portraits filmés, 2002). Les Portraits ultérieurs (2003) semblent perpétuer, si l’on peut émettre cet oxymore, la même fugacité. Ses films (La Défaite du rouge gorge, 2001, de 23’ et Chamonix, 2002, de 13’) entrent indubitablement dans l’espèce usuelle des courts-métrages. Les récits publiés comptent respectivement 64 pages imprimées pour Mon grand-père (1997) 80 pour L’Agrume (2002) et 92 pour Eau sauvage (2004). L’écriture est travaillée dans la même concision : “ une idée par phrase, ne pas m’étendre (2)”.

L’image est également laconique : chacun des portraits ou des scènes se réduit, le plus souvent à un plan-séquence, enregistré en temps réel et sans montage ultérieur. La caméra est fixe, la scène est précise. Le ou les personnages, assis ou debout, sont saisis à mi-corps. Le haut apparaît, le bas se trouve le plus souvent hors champ. Chaises, sièges, canapés – beaucoup de canapés, souvent coupés par le cadrage – et tables plus ou moins dressées constituent les rares éléments mobiles d’un décor sans guère de profondeur : mur, mur peint, mur et papier peint, mur et interrupteur accompagnent les humains. Une personne vaut un plan, un plan vaut une personne, qui parle et se tait.

Quant aux arguments, ils tiennent sèchement en une ou deux lignes. Une vieille dame répète de nombreuses fois la même formule : “ au revoir merci, bonne journée ” (Au revoir merci, bonne journée avec Paulette Bouvet). Dans une cuisine, une femme interroge un garçon, son fils sans doute (jamais les liens ne sont véritablement explicités) sur un séjour de vacances : c’était bien ? (Tonie et Etienne / 1’40” / 1997). Une jeune femme raconte une nuit d’amour. (Jocelyne, 1998). Une jeune fille a préparé un goûter pour ses amis mais un seul s’est présenté et la réunion devient immédiatement pesante (Le goûter 4’03” / 2000, avec Mireille Roussel et Jérémie Elkaim). Trois copines se réunissent autour d’une table pour véritablement se mettre à commencer l’écriture de leur futur projet commun d’avenir. (Le Projet / 1’54” / 1999, avec Anne Consigny, Jocelyne Desverchère et Lucia Sanchez ). Un homme se plaint d’une femme avec laquelle il est manifestement lié, Huguette. Six fois de suite (Huguette, 3’08”, 1998). Une fille met des Sympa partout (1’10”), l’autre se crispe avec des Truc (1’30”)

Cette précision de chef de gare n’est pas tout à fait vaine. D’abord, parce qu’elle souligne un trait commun qui fait différences. La brièveté ne signale pas l’esquisse (tout ce qui entrerait dans les critères du “ bout d’essai ”, fragment extensible ou amplifiable ailleurs). Elle ne signale pas non plus l’excessive concision propre à un Haiku, un aphorisme ou une maxime réussie. Elle ne dénote pas l’exercice journalistique où excella le critique d’art et anarchiste Felix Fénéon avec ses “ brèves en 3 lignes ” ; ni le sketch de théâtre ou la performance de chansonnier puisque l’écriture est ici laissée sans chute, sans conclusion qui feraient obligatoirement catharsis. La concision n’est pas ici (pas seulement) un exercice virtuose. Elle est un lien, qui unit et file les différentes entrées d’un travail qui se porte tant du côté du “ film ” que de la “ vidéo d’artiste ”, de la “ nouvelle ” ou du “ récit ”. Seulement voilà, les passages des uns aux autres rendent la chronologie plus qu’embrouillée.

En faisant profession de non-conformisme à l’égard de ces catégories — l’art, le cinéma, la littérature — Valérie Mréjen partage sûrement avec d’autres, artistes, cinéastes, écrivain(e)s de la même génération, son renoncement à un médium de prédilection. Il faut bien résister au cloisonnement des disciplines et à la sacralisation des fonctions pour aborder collectivement les enjeux de la création. Il y a des rencontres à inventer : les portraits de soldats israéliens de la Néerlandaise Rineke Dijkstra, le long-métrage Blissfully Yours du cinéaste thaï Archipatpong Weerasethakul, les photographies du belge Michel François, le film de la réalisatrice japonaise Naomi Kawase, les installations de la Britannique Sarah Lucas, la série de photos dans la rue de Gillian Wearing (« I’m desperate »..), les danseurs La Ribot et Jérome Bel, l’œuvre au noir du cinéaste écossais Bill Douglas, à titre d’exemples, font partie de ces circulations auxquelles Valérie Mréjen elle même, aime à se référer. Car Valérie Mréjen refuse également de définir les contours des frontières qu’elle outrepasse, démoulant ainsi tous les discours “ internes ” propre à chaque domaine, comme le souligne Vincent Dieutre(3) , et imposant aux critiques un déroutant vagabondage, qui se traduit ici par la difficulté de mettre à plat, de dérouler le fil des livres, vidéos et films, lesquels se reprennent et se relancent les uns les autres dans une assourdissante concordance des temps.

“ Chez Valérie Mréjen, rien d’un quelconque exotisme sociologique ne vient distraire de l’évidente justesse du trait. Ses films courts et pointus ne prétendent pas s’arracher au réel en caméra portée, ni pourchasser l’excès aux confins des banlieues grimaçantes du social. Mréjen reconstitue patiemment, en plan fixes et réfléchis, en éliminant petit à petit toute trace documentaire d’un saisissement sur le vif, la vérité intemporelle d’un échange. Un événement pur qui a, au moins une fois pour chacun d’entre ses spectateurs, eu lieu. (4)” Ainsi des arts plastiques, dont l’artiste retient l’écume la plus mondaine, celle de la conversation lacunaire d’un vernissage imprécis, où se rencontrent des gens munis de projets indécis, retenus dans leur confidence par une tactique de la fatigue, de l’ennui et du silence : de tout ce vide, elle fait pourtant une œuvre vidéo, écrite, qui sonne terriblement vrai.

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